PL. HEIST 11W
122 (I) D.DAMAS.- Ann.Soc.de Belgique,t.58,1934-1935,pp.B 143-151.
La rade de Zeebrugge constitue à la côte belge
l'endroit le plus favorable pour l'étude du rôle
géologique des animaux.
Lorsqu'on l'aborde par l'angle occidental en descendant
du môle, on foule tout d'abord des amas considérables
de coquillages.
On y trouverait difficilement un individu vivant. Ce
sont des spécimens morts et souvent déparaillés de
Cardium, Scrobicularia, Donax, Mya, Petricola, Venus,
Tellina, Mactra, etc., que la vague a repoussés à la
limite supérieure des marées. Ces coquilles sont
souvent brisées et leurs débris contribuent à enrichir
le sable en calcaire. Mélangées au sable éolien, elles
forment, d'autre part, un sable à Cardium typique
identique à celui que l'on retrouve en abondance à la
cote belge.
Si l'on avance, on trouve, par place, une couche de
tourbe mise à nu sous l'argile verte. Elle est
fortement corrodée et sa destruction est préparée par
l'action de divers organismes et tout particulièrement
des Petricola pholadiformis qui y creusent des
logettes cylindriques. Certains blocs en sont
littéralement farcis.
Plus loin, l'estran est couvert de ripple-marks
parsemés d'une profusion des déjections si
caractéristiques des arénicoles ou vers des pêcheurs.
Leur action est considérable. Elle rappelle celle des
vers de terre dont Darwin a montré l'importance
géologique dans la formation de l'humus terrestre.
Avalant le sable fin, et le rejetant à la surface, ces
vers labourent continuellement l'estran sur une
profondeur de deux pieds. On a calculé qu'en un temps
relativement court, tout le sable superficiel passe par
leur tube digestif.
Il serait intéressant de rechercher si pendant ce
passage, l'action des sues digestifs exerce une
modification chimique de la composition du sédiment.
Mais nous quitterons cette région à arénicoles sur
laquelle il existe une vaste littérature et, suivant le
retrait de la marée descendante, nous abordons une
région différente où le sable est progressivement
remplacé par une vase molle. Elle couvre toute
l'immense plaine exposée pendant les marées d'ampleur
moyenne et n'est qu'en partie abordable, car, dans sa
partie inférieure, la couche de vase y atteint une
épaisseur telle qu'il y aurait danger de s'y aventurer.
Si notre visite est faite par une période de temps
calme, nous la trouvons recouverte par un tapis
brunâtre très caractéristique.
Il est dû à la présence de diatomées.
Enlevons avec précaution, cette mince pellicule et,
rentrés au laboratoire, versons le produit de notre
récolte dans une cuvette plate. La boue grisâtre qui le
compose, additionnée d'un peu d'eau de mer, se
sédimente rapidement. Abandonnons-la à elle-même. Après
quelques heures, la pellicule brune se reconstitue
sous nos yeux. Les diatomées, plantes monocellulaires
mobiles, sortent de la vase et forment un tapis, une
sorte de feutrage ou de film délicat et continu qui
prend peu à peu plus d'épaisseur.
Si nous remuons la cuvette ou si nous ajoutons un peu
de vase nouvelle, les diatomées se dégagent à nouveau
et remontent à la surface. Ce phénomène s'opère
également dans la nature. Les vagues détruisent le
tapis de diatomées surtout pendant les tempêtes. Mais,
dès les premiers jours de calme, le film se reconstitue
Il est donc le témoin d'une période pendant laquelle
le sédiment n'a pas été remué.
A première vue, cette couche superficielle parait
azoïque. Dans nos cuvettes, il s'en dégage cependant de
nombreux animaux: Némertes, Nématodes, petites
Annélides, innombrables Hydrobia ulvae, jeunes Cardium,
dont l'action est extrêmement intéressante à suivre.
Les Mollusques tracent dans la vase des sillons, ils la
labourent, et bientôt la nappe continue est découpée
par de nombreuses fentes à l'extrémité desquelles on
est toujours certain de trouver un animal. Semblables
sillons se remarquent en abondance sur l'estran et sont
le signe du découpage prochain du film de diatomées.
Dans les cuvettes, on voit, en effet, la mince
pellicule brune se rétracter spontanément le long de
ces fentes et se recroqueviller. La couche en
s'épaississant a d'ailleurs une tendance générale à se
rétracter et on la voit fréquemment se détacher des
bords et s'ourler en se repliant. Si l'on donne alors
au bac, un mouvement de va et vient, la pellicule se
détache en nappe constituée par un feutrage de
diatomées indemne de tout grain de vase.
Sur le rivage le même phénomène se produit et à la
marée montante lorsque l'eau ballotte sur place, elle
soulève fréquemment de grandes plaques du film
superficiel que le courant entraine laissant la vase
nue et sans protection.
Ce décapage est facilité par une autre circonstance:
exposées à un vif éclairage, ces plantes microscopiques
fournissent de nombreuses bulles d'oxygène qui
demeurent prises dans la nappe et la soulèvent, de
sorte que lors d'une immersion nouvelle la couche se
détache spontanément et est balayée en gros flocons qui
bientot se désagrègent.
Nous nous sommes étendus un peu longuement sur cette
couche à diatomées, parce qu'elle offre un vif intérêt
pour l'étude des vases. Sa présence témoigne du fait
que momentanément la couche de vase n'a pas été
enlevée. Elle n'a pu que grandir par un processus que
nous allons analyser.
En marchant pieds nus sur cette vase, nous nous sommes
aperçus qu'à une faible profondeur, le sol contient de
nombreuses coquilles. A Zeebrugge ce sont surtout
d'innombrables Cardium qui la colonisent mélangés à des
Scrobicularia et de Mya arenaria.
Le nombre des Cardium est prodigieux. Pour s'en faire
une idée, délimitons sur le terrain un carré de 50 cm
de côté, enlevons soigneusement la vase sur une
épaisseur de 10 cm et tamisons-la.
Rentrés au laboratoire, nous répartirons les Cardium en
une simple couche, ainsi qu'ils vivent dans le nature,
sur une surface d'un quart de mètre carré et nous
constaterons qu'ils sont presque contigus.
Evidemment la densité de la population est loin d'être
uniforme comme aussi la taille des individus. Nous
réservons pour une autre occasion le détail des
numérations que nous avons effectuées durant ces
dernières années. Qu'il nous suffise de dire que si
l'on estime à 1000 le nombre d'exemplaires vivantes par
mètre carré, on reste beaucoup en dessous de la
moyenne.
Cette faune spéciale couvre dans la rade une surface
très étendue. Elle se prolonge au delà de la limite de
la marée basse ainsi que nous l'avons constatée par des
dragages. Par contre, elle fait défaut dans la fosse de
la rade couverte également par la vase noire.
Les atterrissements de Zeebrugge ont formé une vaste
plaine dont les cartes dressées par le Service
hydrographique montrent l'extension. Le chenal de
Zeebrugge la divise en deux parties l'une occidentale
abritée par le mole, l'autre orientale qui s'étend vers
Heyst. A l'exception de la région supérieure - zone à
arénicoles - toute cette surface que l'on peut estimer
à 250 hectares est colonisée par les Cardium. Cette
population se chiffre donc par milliards d'individus.
Aussi est-il intéressant d'examiner le travail fait
par ces mollusques et leur rôle dans la fixation de la
vase. Le géologue qui s'intéressera à ce problème fera
bien de répéter en laboratoire quelques observations
qui sont familières au zoologiste.
Des phénomènes identiques se retrouvent dans la nature.
Au voisinage de chaque cratêre, on voit un amas de
boudins qui authentifient l'activité de l'animal et,
tandis que le flux et le reflux entraînent la fine
poussière sédimentaire en flocons nuageux, les
boulettes fécales restent sur place ou ne sont
entrainées que médiocrement. Si la couche brune se
reforme d'ailleurs sur elles, l'eau glisse sur cette
surface lisse sans les affecter. Il faudra un
remaniement violent de l'estran pour les transporter.
Chaque Cardium ajoute donc pendant toute la durée du
flot à la couche de vase noire. On aurait tort de
sous-estimer cette action constructive. En admettant
qu'un Cardium adulte produit par heure 420 boulettes
fécales mesurant 0,3 mm3, on peut calculer que la
population de 1000 individus produit par mètre carré,
une couche de vase de 0,45 m. par an, ce qui pour les
250 hectares colonisés représente 1 million et quart
de mètres cubes de vase.
En fait, nous constatons que celle-ci ne reste pas tout
entière sur place. Protégée médiocrement par le mince
voile de diatomées, elle est partiellement enlevée par
les tempêtes. Mais tandis que la vase en suspension
dans le flot est trop légère et facilement entraines
au loin, la vase produite par ces excréments agglutinés
est lourde, elle glisse le long des pentes et coule
vers les fosses qu'elle tend à combler. Devant
l'ancienne claire-voir actuellement fermée, elle
atteint plusieurs mètres d'épaisseur. Cette vase noire
accumulée est un des milieux les plus pauvres en
organismes.
Il importe de remarquer que les Cardium ne sont pas
seuls à exercer cette action constructive. A Zeebrugge
même, les Scrobicularia et les Mya effectuent le même
travail ainsi que les Mytilus dont il existe un parc
important. La vase noire qui s'accumule dans les bancs
de moules n'a pas une autre origine.
Les cultivateurs zélandais affirment d'une manière
unanime que les moulières s'élèvent de 30 cm. par an.
Tous les Lamellibranches ont d'ailleurs la même
physiologie alimentaire. Appartiennent aussi au groupe
des animaux détritophages et constructeurs de vases de
nombreuses formes : les Ascidies, de nombreux Vers et
Crustacés. Il faut y ajouter tous les Bryozoaires, les
Brachiopodes et d'innombrables formes microscopiques.
Les boulettes fécales produites par beaucoup
d'organismes pélagiques tombent ainsi en pluie sur le
fond de la mer et s'ajoutent au sédiment.